jeudi 21 novembre 2013

Le tournant de la « Digital history » : quels bouleversements et implications pour l’historien ?


1)    Pourquoi le numérique ?

Comme l’établit à juste titre Serge Noiret, le tournant du numérique peut être comparable à celui marqué par la découverte de l’imprimé à la Renaissance. D’où son caractère incontournable dans la conception et la pratique des sciences et notamment de l'histoire. Son omniprésence force le chercheur à s’interroger sur des concepts épistémologiques, théoriques et heuristiques liés à sa discipline.
Elle l’amène aussi à questionner la place et le statut que cette nouvelle forme d’histoire occupe : est-ce une discipline à part entière, une méthode, un « medium », un « genre » ? La question n’est pas facile à trancher puisqu’on se trouve face à un phénomène transversalà tous les champs historiques.
Prenant un certain recul par rapport à ce débat, Michael Frisch estime que le terme de « digital history » paraîtra sans doute, dans un futur assez proche, relativement désuet étant donné que le numérique ne pourra plus être laissé de côté par les historiens. Le processus prendra peut-être un certain temps mais l’incorporation du numérique dans les méthodes, les moyens de communication et de diffusion de la recherche semble inéluctable.

D’où le problème du retard souligné à plusieurs reprises dans les lectures.Le numérique pourrait être comparé à un train en mouvement continu. Plus on prend le train en marche tard, plus on doit rattraper de wagons dans son apprentissage. C’est pourquoi, on insiste sur une forme d’urgence pédagogique à former davantage les étudiants à la pratique et à la réflexion autour de ces nouvelles pratiques.

2)    Une révolution dans la pratique du métier d’historien

Plus qu’une méthode qui viendrait s’agréger à la pratique existante du métier d’historien, le numérique révolutionne les fondements et l’essence même du travail de recherche. Ces bouleversements peuvent se lire à cinq niveaux différents, tous constitutifs de la pratique historique :
1) Une matière première accessible et démultipliée. Grâce au numérique, découverte de nouvelles sources par un foisonnement et des recoupements inédits et impossibles à faire sans ses outils.
2) Une analyse « active ». Changement dans la lecture et le traitement de l’information historique. Le chercheur ne se trouve plus dans une attitude passive de lecture d’un article déjà rédigé et indiquant les sources et références auxquelles il doit se reporter. Il est désormais face à des éléments d’interprétation (données quantitatives, visuelles ou textuelles etc.) et peut les agencer lui-même pour gagner en efficacité dans ses propres recherches.
3) Une écriture historique interactive. Loin d’une argumentation linéaire, le numérique permet une écriture plus souple avec la possibilité de vérifier et d’examiner un contenu plus facilement que dans les supports traditionnels. Il s’agit aussi d’une écriture interactive permettant de tester les interprétations des autres et de formuler d’autres hypothèses.
4) Une communication multidimensionnelle. Possible à tous les stades de son travail, de la recherche de sources à la publication en passant par le temps de l’analyse et de l’écriture. Possible par différents types d’outils (réseaux sociaux, blogs, bases de données numériques etc.).
5) Redéfinition des rôles dans la transmission du savoir. Idée que l’élève ou plus généralement le lecteur peut être aussi intégré au processus de recherche où il se trouve davantage mobilisé. On insiste également sur la fin d’une certaine médiation. Le lecteur expérimente un accès direct à la connaissance et une forme d’immersion dans le passé où le rôle intermédiaire du chercheur n’est plus indispensable.

3)    Défis et questionnements critiques

Premier défi : Le désenclavement et la démocratisation de l’histoire

La question est notamment de savoir si les technologies numériques vont faire disparaître les pratiques spécialistes pour finalement conduire à une vulgarisation généralisée ou alors si au contraire elles permettront un meilleur accès et une meilleure production des connaissances. On pense en particulier au défi lancé au chercheur universitaire face à la multiplication d’historiens amateurs dont les activités de recherche peuvent être autant voire davantage visibles et donc lues.

Le tout est de pouvoir définir ce qui les distingue et en quoi le chercheur universitaire peut justement tirer son épingle du jeu par la maîtrise des outils permettant de diffuser son travail, la visibilité n’impliquant pas une perte de rigueur scientifique mais plutôt sa valorisation même. De plus, les ponts et possibilités de collaboration étant démultipliés, plutôt qu’une concurrence, on peut surtout voir une forme de complémentarité entre spécialistes et amateurs.

Deuxième défi : La participation de l’historien au processus numérique

L’historien peut être un acteur du numérique et pas seulement regarder passivement les changements qui apparaissent sur la toile et s’insurger contre les inexactitudes que l’on peut y trouver. Il doit s'emparer des outils du numérique de manière active. Plutôt que d’en critiquer les dérives de l’extérieur, il doit chercher comment en améliorer l’usage et le contenu de l’intérieur. Ce n’est qu'en adoptant cette démarche qu'il pourra développer une critique constructive s'appuyant sur les avantages mêmes offerts par le numérique. Par exemple, on peut corriger des erreurs sur un wiki instantanément alors que pour des ouvrages en version papier, il faudra attendre une nouvelle édition.

Troisième défi : Légitimité institutionnelle et fiabilité des ressources

Si les avantages offerts par la publication numérique semblent indiscutables, on peut se poser la question de la reconnaissance institutionnelle car dans les milieux universitaires, elle ne semble pas encore constituer un critère d’évaluation équivalent à la publication traditionnelle.

Est-ce qu’une publication uniquement en ligne et en dehors des canaux "officiels" a aujourd’hui la même valeur scientifique (aux yeux de ses pairs) qu’un article publié dans une revue spécialisée ? N’y a-t-il pas encore une forme de suspicion à l’égard de certaines publications numériques (ex des billets de blog) ?

Autre question qui explique peut-être en partie cette suspicion : quelle fiabilité sachant l’instabilité de certaines ressources ou de certains outils ?

Quatrième défi : Quel type de récit historique ?

Du fait des publications polymorphes permises par le numérique, on observe une remise en cause de la centralité de la monographie dans la carrière universitaire. Sans renier son importance, on souhaite la voir davantage coexister avec d’autres types d’activités interactives permettant notamment l’intégration des commentaires du lecteur dans le processus d’écriture.
Mais ce type d’écriture n’entraîne-t-il pas aussi une forme d’instabilité dans l’analyse qui en vient à être sans cesse renouvelée et remise en cause ? Cela renvoie également à la notion d'auteur avec une paternité de l'écriture de plus en plus floue.

Même chose concernant la critique du récit chronologique ou thématique, des analyses linéaires et didactiques. Que se cache-t-il concrètement derrière les promesses d’une problématisation irrésolue, d’une expérience sans médiation dans un espace créatif imprévisible ? Sur quelles bases et sur quel modèle construire alors un récit historique ? Comment l’historien peut-il communiquer et transmettre un savoir en mouvement perpétuel ?

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